La Cour de cassation vient de rendre une décision inédite pour la protection juridique des experts-comptables. Elle confirme que les clauses limitatives ou de procédure contenues dans une lettre de mission sont opposables aux tiers qui invoquent un manquement contractuel pour obtenir réparation.
L’exercice de la profession d’expert-comptable n’est pas sans risques. Lorsqu’une erreur est commise, la responsabilité du cabinet peut être engagée non seulement par le client (responsabilité contractuelle), mais aussi par des tiers, tels que les dirigeants ou les associés, qui s’estiment lésés par cette faute (responsabilité délictuelle).
Un arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation, rendu à la suite d’un litige opposant un cabinet comptable à une société et à son dirigeant, apporte un éclairage décisif sur l’étendue de la protection offerte par la lettre de mission.
Les faits : un redressement fiscal aux conséquences personnelles
Suite à un redressement fiscal, la société subit un préjudice financier, mais son dirigeant est également redressé à titre personnel.
Soutenant que le cabinet avait failli à ses obligations de conseil et de tenue, la société et son dirigeant engagent une action en responsabilité. Le dirigeant, bien que tiers au contrat signé entre sa société et l’expert-comptable, fonde son action sur le manquement contractuel du cabinet pour réclamer l’indemnisation de son propre préjudice.
Le point clé : L’opposabilité des clauses de la lettre de mission
Le cœur du litige portait sur trois clauses classiques de la lettre de mission :
- La forclusion : Un délai au-delà duquel aucune action n’est possible.
- La prescription : Une réduction conventionnelle du délai pour agir.
- La conciliation préalable : L’obligation de tenter une médiation avant de saisir la justice.
La Cour d’appel d’Aix-en-Provence avait écarté ces clauses, jugeant qu’elles ne pouvaient pas être opposées au dirigeant car il ne les avait pas signées à titre personnel, mais seulement en tant que représentant de sa société.
La Cour de cassation casse cet arrêt. En se fondant sur l’article 1240 du code civil, elle affirme un principe fort :
« Le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage, peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. »
Pourquoi cette décision est-elle cruciale pour les experts-comptables ?
Cette décision consacre une forme d’équilibre juridique. Depuis l’arrêt « Boot Shop » de 2006, il est admis qu’un tiers peut utiliser une faute contractuelle comme preuve d’une faute délictuelle. Jusqu’à présent, cela plaçait les professionnels dans une situation vulnérable : les tiers profitaient du contrat pour attaquer, sans être liés par les protections que ce même contrat prévoyait.
Désormais, la règle est claire : si le tiers utilise le contrat comme une arme, il doit aussi en accepter le bouclier.
Les conséquences pratiques :
- Protection renforcée : Les clauses de limitation de responsabilité, de délais de réclamation ou de médiation obligatoire protègent désormais le cabinet contre l’ensemble des demandeurs (clients et tiers).
- Importance de la rédaction : La lettre de mission devient plus que jamais la pièce maîtresse de la gestion du risque. Sa rédaction doit être rigoureuse pour inclure ces clauses de protection.
- Sécurité juridique : Le cabinet peut mieux anticiper son exposition au risque, sachant que les délais conventionnels s’appliqueront uniformément.
Conclusion
Cet arrêt marque une victoire pour la sécurité juridique des professionnels du chiffre. En confirmant que les « conditions et limites de la responsabilité » contractuelles sont opposables aux tiers, la Cour de cassation limite les risques d’actions judiciaires imprévisibles et tardives.
Texte officiel : Cour de cassation, chambre commerciale financière et économique – Formation restreinte hors RNSM/N, Pourvoi n° 24-20.154 ; Publié au Bulletin.







